
Entrevue réalisée par Margaux Ruelle
Avec un parcours exceptionnel mêlant économie, politique et santé publique, Roger Bertrand est un véritable architecte du changement en milieu de travail. Cofondateur du Groupe entreprises en santé en 2004, et président du conseil d’administration jusqu’à avril 2024, il aura marqué de son empreinte la promotion de la santé au Québec.
Son investissement a non seulement influencé les politiques publiques, mais aussi encouragé une approche proactive de la santé en milieu professionnel.
Aujourd’hui reconnu pour sa grande sagesse et son sens de la transmission et du partage, c’est un homme généreux, emprunt d’humour et de passion, que nous vous proposons de rencontrer. À travers cette entrevue, découvrez comment sa vision et son engagement ont transformé le paysage de la santé globale en milieu de travail, ainsi que les nombreux défis qu'il a relevés en cours de route.
Dans quel contexte avez-vous fondé le Groupe entreprises en santé ?
Après de très nombreuses années à chercher à dégager plus d’espace à la promotion de la santé et à la prévention dans le système, notamment comme ministre responsable de la Prévention et une fois sorti de la sphère politique, André Légaré, lobbyiste de profession, m’avait sensibilisé à la puissance, pour ce faire, d’initiatives en milieu de travail. On y retrouve 60 % de la population, tout un potentiel pour la promotion de la santé. Ces travailleurs-euses sont aussi des parents et des personnes qui, souvent, s’impliquent dans leur communauté. Ces personnes peuvent devenir des exemples dans leur milieu de vie également, et inspirer d’autres personnes à adopter de bonnes habitudes de vie.
Quels étaient les objectifs poursuivis à sa fondation ?
À l’origine, le GP2S (Groupe de Promotion et de Prévention en Santé), devenu ensuite le Groupe entreprises en santé (Groupe ES), est un projet de société rassembleur émanant du monde des affaires, ayant pour but d’améliorer la santé des personnes et la productivité des entreprises québécoises.
Au seul titre de la santé, avec alors plus de 40 % des fonds publics y étant consacrés, puis les 20 % de la masse salariale des entreprises en coûts reliés à la non-santé, nous nous devions comme société d’innover pour freiner l’impact de celle-ci en utilisant l’extraordinaire levier que représente le milieu de travail pour promouvoir et générer la santé au Québec, dans une formule gagnante pour l’individu, l’employeur, le système de santé, l’économie et la société.
Organisation à but non lucratif et apolitique, le GP2S se donnait pour mission de poser des gestes concrets et structurants dans le marché, de développer une culture de santé dans les organisations et de générer des impacts mesurables et significatifs en santé et productivité. S’en dégageaient trois « rôles » :
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Mobiliser les employeurs et l’ensemble des parties prenantes afin de générer la santé dans les organisations par des activités de sensibilisation, de réseautage, de reconnaissance des leaders régionaux et sectoriels, d’informations, une communauté virtuelle d’affaires en santé, de la formation, etc.
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Faciliter le travail des employeurs dans les différentes étapes de leur cheminement vers la santé. Encourager les échanges entre employeurs, un maillage optimal entre l’offre et la demande en prévention, promotion de santé et pratiques de gestion favorisant la santé. Développer des outils, de l’expertise, des répertoires, des guides, des indicateurs de mesures d’impacts et de retour sur investissement, etc.
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Développer et transférer les connaissances dans le domaine. Favoriser l’émergence et la réalisation de projets pilotes, évalués et documentés, permettant de développer une connaissance et des solutions optimales dans une approche sectorielle, et le transfert de l’expertise ainsi développée.
Comment avait été reçu votre projet au début des années 2000 ?
Avec grand intérêt, tant du côté des employeurs que des organisations représentant les travailleuses et les travailleurs.
Cependant, il y avait un peu de résistance chez les employeurs qui se demandaient si on allait rendre ceux-ci responsables de la santé de tous-tes leurs employé-e-s. N’est-ce pas la responsabilité de l’employé-e de se présenter au travail en bonne santé, se demandait-on chez certain-e-s.
Quant aux organisations syndicales, elles ne pouvaient être contre, mais elles restaient prudentes. En témoigne ce message du président de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) d’alors, Henri Massé : « Tant mieux si l’employeur s’y intéresse, mais attention, on vous surveille ! ».
Quelles évolutions vous ont le plus marqué en SMET au cours de ces 20 dernières années ?
Aujourd’hui, l’enjeu de la santé en milieu de travail fait consensus, même en ce qui regarde la santé psychologique, un sujet pratiquement tabou il y a encore 10 ans. La norme Entreprise en santé y est pour beaucoup, à mon avis.
Conscient des besoins des organisations de pouvoir disposer de modèles et de pratiques exemplaires pour élaborer et implanter leurs stratégies de prévention et promotion de santé en milieu de travail, le GP2S a initié le développement et la diffusion de cette norme qu’il a voulue publique. Il a mandaté en conséquence le Bureau de normalisation du Québec (BNQ) pour le développement d’un référentiel de type ISO, et ainsi fournir un guide concret aux employeurs souhaitant passer à l’action, allant jusqu’à une certification Entreprise en santé. Une vague s’est rapidement créée. La norme ES a été lancée en 2008 et des centaines d’organisations se la sont procurée. Des employeurs ont même obtenu leur certification Entreprise en santé « Élite » après avoir implanté avec succès les mesures leur permettant de satisfaire aux exigences de la norme. Fournisseurs de services et employeurs ont emboîté le pas.
La norme Entreprise en santé constituait une première mondiale et une opportunité sans précédent pour positionner le Québec en mode leadership dans le domaine.
Puis, en 2013, est apparu un autre important référentiel auquel le Groupe ES a contribué (j’ai coprésidé le comité canadien qui l’a développé et le Dr Mario Messier y participait également), portait sur la santé et la sécurité psychologiques en milieu de travail. Son apparition aura permis notamment de dégeler les échanges entre les parties patronales et syndicales sur cet angle important de la santé en milieu de travail.
Une autre évolution marquante aura été le développement de la Reconnaissance Entreprise en santé, une solution s’inspirant des meilleures pratiques, accessible, adaptée au rythme d’une organisation, avec des outils clés en main, quelle que soit sa taille, son secteur d’activité ou sa région. L’accès à la santé en milieu de travail s’en trouve d’autant facilité.
Enfin, tout au long de ces 20 années, le gouvernement du Québec a puissamment appuyé nos efforts, y voyant un engagement du secteur économique à mettre en place des solutions favorisant la santé dans une perspective de responsabilité partagée, la possibilité d’impacts mesurables pouvant amoindrir le fardeau des coûts de santé dans le système public, et une hausse de la productivité des organisations.
Quel est votre bilan de ces 20 ans passés à faire la prévention en SMET ?
Nous sommes passés d’une indifférence relative en matière de santé et mieux-être au travail (tant chez les employeurs que chez les employé-e-s et leurs représentant-e-s) à un enjeu devenu incontournable. La santé est aujourd’hui reconnue comme un enjeu pour les entreprises ou les milieux de travail, une responsabilité partagée, une avenue bénéfique à tous égards, et la santé psychologique en milieu de travail en fait désormais partie.
Quel(s) enseignement(s) tirez-vous de cette expérience professionnelle ?
Qu’il ne faut pas nécessairement compter sur les autres et sur les grosses structures pour faire bouger les choses. J’ai cru qu’en m’impliquant directement dans le système public de santé, notamment comme directeur général d’une importante Régie régionale, je réussirais à introduire davantage de promotion et de prévention en matière de santé. Puis, j’ai consacré 10 autres années de ma vie en politique précisément dans cette optique. Mais ce sont des structures lourdes à faire bouger, d’énormes navires qui, comme le Titanic, ne peuvent facilement modifier leur trajectoire…
Après cette partie de ma vie professionnelle et politique, il m’a semblé tout aussi puissant (sinon plus) de modifier le cours des choses en promotion et prévention par des initiatives plus près du terrain, collées sur les besoins des entreprises et des travailleurs-euses. C’est dans cette logique qu’a été créé cet organisme sans but lucratif qu’est devenu le Groupe entreprises en santé, avec un appui très senti du milieu.
Mais il fallait savoir également mobiliser, animer (au sens propre du terme, c.-à-d. donner vie) ce milieu en le sensibilisant d’abord, puis en l’outillant et en l’incitant à bouger.
Comment imaginez-vous les milieux de travail de demain ?
C’est plus un espoir qu’une certitude : des milieux de travail qui, en majorité, font de la santé et du mieux-être une des plus importantes clés pour réussir leur mission et réaliser leurs ambitions. Des milieux également qui auront acquis assez d’agilité pour s’adapter constamment aux défis qui évoluent dans le domaine. Comme exemples, pensons au télétravail qui est venu beaucoup modifier les façons de faire dans une multitude d’organisations. De même pour la santé mentale, devenue récemment une dimension incontournable de la santé en milieu de travail. Et que dire de l’intelligence artificielle…
Quel(s) message(s) souhaiteriez-vous transmettre aux futurs leaders et aux acteurs-trices engagé-e-s dans la promotion en santé/mieux-être au travail ?
Que si la santé est une priorité, le meilleur moyen de l’atteindre est en agissant en amont, par de meilleures habitudes de vie et l’aménagement d’environnement de travail propices à la santé et à ce que nous appelons, au Groupe ES, une saine productivité.
Qu’il faut toujours se rappeler qu’une grande majorité de nos semblables est au travail, sous une forme ou sous une autre. Que ce sont aussi très souvent des parents ou des personnes impliquées dans leurs milieux et qui, par l’exemple qu’ils/elles incarnent, peuvent influencer positivement non seulement les milieux de travail, mais aussi leurs milieux de vie. C’est là toute la puissance de notre approche de santé en entreprise ou en milieu de travail. Vous avez la plus belle mission du monde, ne lâchez pas !
Que souhaiteriez-vous pour l’avenir du Groupe entreprises en santé ?
Plein de succès, bien sûr, mais surtout que le Groupe entreprises en santé sache bien lire les besoins des milieux de travail et mobiliser son réseau en conséquence, car il ne pourra tout faire lui-même sans partenaires.
Également, être à l’affût du développement de la connaissance dans ce domaine de la promotion et de la prévention, y participer au besoin en développant des partenariats toujours plus solides avec le milieu de la recherche et de l’innovation dans ce domaine.
Finalement, tout en maintenant l’accent sur les besoins du Québec dans le domaine, assurer un rôle de vigie à l’international, ce que les exigences liées au positionnement du Groupe depuis sa naissance n’ont manifestement pas permis à ce jour.
Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?
Bien sûr, la santé d’abord, puis de pouvoir continuer à grandir en sagesse, c’est toujours un grand défi !
Enfin, de pouvoir continuer à mettre mes acquis au service de la collectivité.
Ayant beaucoup reçu dans ma vie personnelle, professionnelle et politique, je me suis « affairé » depuis 20 ans à donner, à redonner à la société. J’ai bien l’intention de continuer sur cette lancée le plus longtemps possible.
Cette entrevue est issue de l'édition spéciale - hors série de notre magazine, que vous pouvez consulter en intégralité en cliquant sur ce lien : Voici l'édition spéciale hors série du 17e numéro de notre magazine